DISCUSSION ET CONCLUSIONS
Tout d’abord ; comme on s’y attend sans doute, je ne présenterai ni théorie, ni essai de théorie sur ces singuliers phénomènes. C’est déjà une assez lourde tâche que d’analyser leur réalité. Il s’agit donc uniquement de savoir s’il y a ou non quelque supercherie[1]. S’il faillait juger par des raisons d’ordre psychologique et non par des raisons d’ordre matériel, il ne saurait être question de supercherie. L’honorabilité absolue, irréprochable, certaine, de Marthe B…, fiancé à Maurice Noël, le fils du général, ne saurait être mise en doute.
De plus, avant qu’on eut découvert les facultés médiumniques de Marthe, il y avait déjà eu à la villa Carmen de nombreux phénomènes de matérialisation, dus à trois ou quatre médiums différents, et la forme de B.B. s’était, par ces médiums, également manifestée.
Enfin, comme les matérialisations ont eu lieu dans le cabinet, tantôt avec Ninon à côté de Marthe, tantôt avec Aïcha à côté de Marthe, il faudrait encore admettre la complicité de Marthe, Ninon, Aïcha, lesquelles ont toutes trois, l’une envers l’autre, à ce qu’il m’a semblé, des sentiments, sinon de suspicion, au moins de médiocre bienveillance.
Supposez que Marthe, fille d’officier, fiancée au fils du général, s’entend avec une négresse et une chiromancienne pour tromper odieusement M. et Mm Noël depuis six mois, c’est parfaitement absurde. Car nous insistons sur ce point, il ne peut être question de fraude inconsciente. Il faudrait pour apporter ce casque, ces draperies, ce turban, tout un attirail très compliqué que Marthe ne pourrait dissimuler à ses deux sœurs, dans la petite villa où elles habitent, et la complicité voulue et prolongée de Paulette et de Mai viendrait s’ajouter à celle de Marthe, de Ninon et d’Aïcha.
Une pareille trahison, si habilement menée, serait impossible, et la loyauté, la pureté et simplicité d’âme de Marthe ne peuvent être jouées avec une telle astuce que les plus incrédules sont amenés à croire sa sincérité.
Mais ce n’est pas sur ce terrain que nous placerons la discussion.
Nous supposerons au contraire, ce qui est l’inverse du bon sens, et de la vérité, et de la vraisemblance, que Marthe trompe, qu’elle est une perfide et habile prestigitatrice, adroite et délurée. Il s’agit de savoir si cette souplesse et cette agilité peuvent ainsi nous donner le change.
Si j’insiste sur le personnage de Marthe, c’est que par le fait toute tromperie venant d’autres personnes doit être écartée.
1° Il n’y a pas de trappes dans la pièce ;
2° La pièce est visitée à chaque séance avec grand soin, et nul personnage étranger ne peut s’y cacher ;
3° Nulle personne ne peut s’y introduire à notre insu ;
4° Les personnes qui sont dans la pièce, et que nous pouvons voir et entendre pendant tout le temps des expériences, ne peuvent intervenir directement pour la production mécanique des phénomènes qui se passent derrière le rideau et loin d’elles ;
5° Aïcha, que l’on peut voir d’ailleurs très distinctement dans presque toutes les expériences, n’est pas en cause ; car elle est toujours loin de la forme de B.B. ; et ensuite dans plusieurs expériences, B.B. s’est montré sans qu’Aïcha fût soit dans le cabinet, soit même dans la salle.
De fait, je le répète, toute autre hypothèse de supercherie doit être écartée, qui n’est pas la supercherie machinée avec art, de Marthe B. Même cette supercherie ne peut consister qu’en ceci : c’est qu’elle se déguise en B.B. ; apporte sous sa robe un casque, des draperies diverses, un turban, une fausse barbe, des ornements compliqués, et que, dans le petit cabinet où elle est assise à côté de Aïcha, elle se déshabille pour revêtir la draperie qu’elle tenait cachée sous sa robe, et disposer, sur la chaise où elle était assise, une sorte de mannequin, avec des gants qui simulent des mains ; des appareils (lesquels ?) qui simulent son corps, ses genoux, ses bras ; il faut qu’elle habille ce mannequin avec sa robe, sa chemisette, qu’elle place au dessus du masque ( ?) qui simule sa figure avec une parfaite vraisemblance, puis qu’elle reprenne tous ses objets, casque, moustache, draperie et mannequin, pour en dévêtir le mannequin et les cacher de nouveau sous sa robe, tout cela en présence et à côté d’Aïcha.
Or manifestement cette dissimulation de tant d’appareils compliqués est impossible : car, comme nous l’avons tous constaté, Marthe n’a pour corsage qu’une petite chemisette très mince. Elle est frêle, avec de petit bras, une taille très fine. Après la séance cette chemisette est toute trempée de sueur. D’ailleurs elle se ferme par derrière au moyen d’agrafes, difficiles à détacher, autant qu’à attacher. Ce n’est donc pas dans le corsage qu’elle peut dissimuler toutes ces draperies et ces ustensiles qui apparaissent avec B.B. Serait ce dans sa robe ? Mais elle porte des robes assez courtes, très collantes, dessinant absolument son corps. Elle va, vient, court, monte et descend rapidement les escaliers, aussi bien avant la séance, qu’immédiatement après la séance. Les volumineuses draperies qui entourent B.B. ne pourraient être cachées par elle sous cette mince tunique.
Même si elle pouvait réussir à cela, rien ne serait expliqué encore. Car outre les draperies, il lui faudrait encore dissimuler le mannequin sur lequel elle disposerait ses vêtements pour donner l’apparence d’une Marthe assise sur un fauteuil apparence tellement saisissante que c’est par un excès de scrupule seulement que je ne la reconnaissais pas distinctement dans la personne assise à côté de Aïcha, derrière B.B. qu’on voyait se mouvoir. En effet, je le répète encore, B.B. est comme un être vivant ; ce n’est ni un mannequin, ni une poupée : c’est une personne identique à une personne vivante, et, si ce n’est pas un fantôme, ce n’est peut être que Marthe.
Mais, contrairement encore à tous bon sens, admettons même cela. Supposons que Marthe, que nous n’avons jamais fouillée, ni attachée, puisse apporter sur elle tous les engins qui servent à son déguisement, lui est il possible de s’en servir ? Il me paraît évident que non.
1° Dans certains cas la draperie apparaît, s’agite et se meut presque en même temps que Mme Noël est dans le cabinet. Le 31 aout, une demi-minute à peine après que Mme Noël a quitté le cabinet, on voit dans la fente du rideau apparaître le diadème casque de B.B. et une draperie flotte. Le 29 aout, le rideau est tiré brusquement, je distingue très nettement, sans contestation possible, Marthe et Aïcha assises l’une à côté de l’autre. Il n’y a pas à douter que ce soit elles, et je les ai vues se mouvoir. En même temps je vois une grande draperie blanche, comme enveloppant un bras, placée très haut, qui achève de tirer le rideau et disparaît avec la rapidité de l’éclair.
2° Il ne suffit pas de faire apparaître la draperie ; il faut aussi la faire disparaître. Or, le plus souvent, d’autres personnes, par exemple Mlle X, quelquefois aussi Mme Noël, entraient, presque à l’improviste, dans le cabinet, et ne constataient jamais rien. Les draperies et B.B. disparaissent aussi rapidement qu’ils sont venus.
3° Je ne vois pas comment il serait possible de produire le phénomène de la tache lumineuse, naissant du sol et donnant naissance à un être vivant. Nulle agilité, même celle d’un gymnaste professionnel, ne peut produire cette impression, qui m’a frappé comme une preuve catégorique.
4° Sur les photographies on voit nettement trois personnages, alors qu’Aïcha et Marthe étaient seules dans le cabinet. Il est impossible de prétendre que Marthe se soit déguisée en B.B. pour laisser à sa place un mannequin, et revêtir, toute nue, la draperie et le casque. Car alors où seraient ses jambes et son corps ? La tête est droite, et le buste vertical.
5° Certains détails photographiques sont caractéristiques : la grande taille de la figure I, le flou et le nuageux des contours, la grande main et la draperie à peine matérialisées de la figure I ; le nuage couvrant la figure de Marthe dans les figures II et III a, l’aspect différent des draperies dans les diverses photographies : tantôt un turban avec pendentifs, tantôt des franges, etc.
Telles sont les raisons, extrêmement puissantes, qui militent en faveur de la réalité de ces phénomènes ; mais je ne me dissimule pas la force des objections, et il y aurait quelque enfantillage à ne pas les présenter dans toute leur force. D’autant plus que toutes les invraisemblances d’une fraude ne sont guère moins invraisemblables que celle d’une matérialisation.
Pourquoi le corps et la manche de Marthe dans la figure 3 semblent-ils vident ? Pourquoi ne voit on pas la main droite de Marthe ? Pourquoi, dans toutes ces photographies, ne voit on jamais distinctement la figure de Marthe, aussi nettement qu’on voit la figure d’Aïcha, par exemple. Pourquoi l’obscurité est elle à ce point nécessaire ?
Pourquoi la figure de B.B. est elle si ressemblante à la figure que pourrait avoir Marthe, si elle avait collé une grosse barbe noire à sa lèvre supérieure ? Pourquoi, après que B.B. m’eut promis que sa main fondrait dans la mienne, n’ai-je pu rien obtenir d’analogue, alors que j’avais cependant déclaré que cette expérience était vraiment l’expérimentum crucis fondamental ? Pourquoi lorsque B.B. se promène, sortant du cabinet, autour de nous, dans la salle, n’est-il pas permis de le toucher ?
Ce sont là assurément de très sérieuses objections. Mais il est permis de supposer que le phénomène, si mystérieux, si miraculeux presque, qu’on nome la matérialisation, s’accompagne d’une sorte de désagrégation ( ?) de la matière préexistante, de sorte que la matière nouvellement formée se forme aux dépens de l’ancienne matière, celle du médium et que le médium se vide, pour ainsi dire, afin de constituer le nouvel être, lequel émane de lui, et auquel on ne peut toucher sans nuire au médium.
Si réellement Marthe était un clown habile, si elle avait cette astuce prodigieuse, elle eut certainement compris qu’une manche vide coulée au fauteuil d’Aïcha donnerait l’impression d’une manche vide. D’autant plus que rien n’eut été plus facile que de dissimuler cette manche, comme le reste du corps, derrière la draperie. Je ne crains pas de dire que cette vacuité de la manche, loin de prouver la fraude, établit au contraire qu’il n’y a pas de fraude, et semble parler en faveur d’une sorte de désagrégation matérielle du médium que le médium était incapable de soupçonner.
Mais je ne peux pas aller plus loin dans la théorie. Il est trop tôt encore, et de nouvelles expériences sont nécessaires. Je ne peux même pas me hasarder une affirmation définitive du phénomène. Car, malgré toutes les preuves que je donne, malgré tout ce que j’ai vu et touché, malgré les photographies, si probantes cependant, je ne puis me résoudre encore à admettre dans toute sa plénitude, et avec toutes les conséquences prodigieuses que cela entraine, le fait de la matérialisation. C’est trop demander à un physiologiste que de lui faire accepter ainsi un fait aussi extraordinaire et invraisemblable ; et je ne me rendrai pas si facilement, même à l’évidence.
Toutefois j’ai cru devoir mentionner ces faits, de même que Sir William Crookes a cru devoir, dans des temps plus difficiles, rapporter l’histoire de Katie King. Après tout il se peut que j’aie été trompé. Mais l’explication d’une telle erreur aurait une importance considérable.
Et puis, faut-il le dire ? Je ne coirs pas que j’ai été trompé. Je suis convaincu que j’ai assisté à des réalités, non à des mensonges. Certes je ne saurai dire en quoi consiste la matérialisation. La solution de ce phénomène est peut être toute différente de celle que lui donnent naïvement les spirites. Je suis tellement prêt à soutenir qu’il y a là quelque chose de profondément mystérieux, qui changera de fond en comble nos idées sur la matière et sur la vie.
– Fin –
CHARLES RICHET
[1] Ai-je besoin de m’excuser auprès de M. et Mme Noël, et de Mlle Marthe, B.., si je discute en pleine liberté leur bonne foi et leur sagacité ? Ils savent tous trois quel est mon respect pour eux et ma profonde reconnaissance. Mais le devoir du savant en pareil cas n’est pas le même que le devoir de l’ami. S’il s’agissait de ma fille ou de mon fils je ne pourrais agir autrement.