La Douleur.
Le déclin amène pour la plupart des hommes la période morose de la vieillesse, avec ses lassitudes, ses infirmités, ses abandons. Les lumières s’éteignent, les sympathies, les consolations se retirent ; les rêves, les espérances s’évanouissent. Les fosses se creusent, de plus en plus nombreuses, autour de nous. Alors s’ouvrent de longues heures d’immobilité, d’inaction, de souffrance. Elles nous obligent à rentrer en nous-mêmes, à passer souvent en revue les actes et les souvenirs de notre vie. C’est là une épreuve nécessaire, afin que l’âme, avant de quitter son enveloppe, acquière cette maturité, ce jugement, cette clairvoyance des choses qui seront le couronnement de sa carrière terrestre.
Aussi, lorsque nous maudissons les heures en apparence stériles et désolées de la vieillesse infirme, solitaire, nous méconnaissons un des plus grands bienfaits que la nature nous offre. Nous oublions que la vieillesse douloureuse est le creuset où se complètent les épurations. A ce moment de l’existence, les rayons et les forces que, durant les années de jeunesse et de virilité, nous dispersions de toutes parts dans notre activité et notre exubérance, se concentrent, convergent vers les profondeurs de l’être, attisant la conscience et procurant à l’homme plus de sagesse et de maturité. Peu à peu, l’harmonie se fait entre nos pensées et les radiations extérieures ; la mélodie intime s’accorde avec la mélodie divine. Il y a alors, dans la vieillesse résignée, plus de grandeur et de beauté sereine que dans l’éclat de la jeunesse et la puissance de l’âge mûr. Sous l’action du temps, ce qu’il y a de profond, d’immuable en nous se dégage, et le front de certains vieillards s’auréole des clartés de l’Au-delà.
A tous ceux qui demandent : Pourquoi la douleur ? Je réponds : Pourquoi polir la pierre, sculpter le marbre, fondre le vitrail, marteler le fer ? C’est afin de bâtir et d’orner le temple magnifique, plein de rayons, de vibrations, d’hymnes, de parfums, où tous les arts se combinent pour exprimer le divin, préparer l’apothéose de la pensée consciente, célébrer la libération de l’esprit ! Et voyez le résultat obtenu ! De ce qui était en nous éléments épars, matériaux informes et parfois même, chez le vicieux et le déchu, ruines et débris, la douleur a dressé, construit dans le cœur de l’homme un autel splendide à la Beauté morale, à la Vérité éternelle. La statue, dans ses formes idéales et parfaites, est enfouie, cachée dans le bloc grossier. Quand l’homme n’a pas l’énergie, le savoir, la volonté de frapper, alors, avons-nous dit, vient la douleur.
Elle prend le marteau, le ciseau et peu à peu, à coups violents, ou bien sous le lent et persistant travail du burin, la statue vivante se dessine en ses contours souples et merveilleux ; sous le quartz brisé, l’émeraude étincelle ! Oui, pour que la forme se dégage dans ses lignes pures et délicates, que l’esprit triomphe de la substance, que la pensée jaillisse en élans sublimes et que le poète trouve ses accents immortels, le musicien ses suaves accords, il faut dans nos cœurs l’aiguillon de la destinée, les deuils et les pleurs, l’ingratitude, les trahisons de l’amitié et de l’amour, les angoisses et les déchirements ; il faut les cercueils chéris qui descendent sous la terre, la jeunesse qui s’enfuit, la vieillesse glacée qui monte, les déceptions, les tristesses amères qui se succèdent. Il faut à l’homme des souffrances comme au fruit de la vigne le pressoir qui en extrait la liqueur exquise !
Considérons encore le problème de la douleur au point de vue des sanctions pénales. On a reproché à Allan Kardec d’avoir trop insisté dans ses œuvres sur l’idée du châtiment et d’expiation. Celle-ci a soulevé de nombreuses critiques. Elle donne, nous dit-on, une fausse notion de l’action divine ; elle entraîne un luxe de punitions incompatibles avec la suprême Bonté.
Ce jugement résulte d’un examen trop superficiel des ouvrages du grand initiateur. L’idée, l’expression de châtiment, excessive peut-être si on s’attache à certains passages isolés, mal interprétés dans beaucoup de cas, s’atténue et s’efface lorsqu’on étudie l’œuvre entière. C’est surtout dans la conscience, nous le savons, qu’est la sanction du bien et du mal. Elle enregistre minutieusement tous nos actes et, tôt ou tard, devient un juge sévère pour le coupable, qui, par suite de son évolution, finit toujours par entendre sa voix et subir ses arrêts.
Pour l’esprit, les souvenirs du passé s’unissent au présent dans l’espace et forment un tout inséparable. Il vit en dehors de la durée, au-delà des limites du temps et souffre aussi vivement des fautes lointaines que des plus récentes. Aussi demande-t-il souvent une réincarnation rapide et douloureuse, qui rachètera le passé, tout en faisant trêve à ses souvenirs obsédants. Avec la différence de plan, la souffrance changera d’aspect. Sur terre, elle deviendra à la fois physique et morale et constituera un mode de réparation.
Elle plongera le coupable dans sa flamme pour le purifier ; elle reforgera dans le laminoir de l’épreuve l’âme déformée par le mal. Ainsi, chacun de nous a pu ou pourra effacer son passé, les tristes pages du début de son histoire, les fautes graves, commises lorsqu’il n’était qu’un esprit ignorant ou fougueux. Par la souffrance nous apprendrons l’humilité, en même temps que l’indulgence et la compassion pour tous ceux qui succombent autour de nous sous la poussée des instincts inférieurs, comme cela nous est arrivé à nous-mêmes, tant de fois, jadis.
Ce n’est donc pas par vengeance que la loi nous frappe, mais parce qu’il est bon et profitable de souffrir, puisque la souffrance nous libère en donnant satisfaction à la conscience, dont elle exécute le verdict. Tout se rachète et se répare par la douleur. Nous l’avons vu, il y a un art profond dans les procédés qu’elle met en œuvre pour façonner l’âme humaine et, lorsqu’elle est égarée, la ramener dans l’ordre sublime des choses. On a souvent parlé d’une loi du talion.
En réalité, la réparation ne se présente pas toujours sous la même forme que la faute commise. Les conditions sociales, l’évolution historique s’y opposent. En même temps que les supplices du moyen âge, bien des fléaux ont disparu. Cependant la somme des souffrances humaines, sous leurs formes variées, innombrables, se représente toujours proportionnée à la cause qui les produit. En vain des progrès se réalisent, la civilisation s’étend, l’hygiène et le bien-être se développent. Des maladies nouvelles apparaissent et l’homme est impuissant à les guérir. Il faut reconnaître en cela la manifestation de cette loi supérieure d’équilibre dont nous avons parlé.
La douleur sera nécessaire tant que l’homme n’aura pas mis sa pensée et ses actes en harmonie avec les lois éternelles ; elle cessera de se faire sentir dès que l’accord sera établi. Tous nos maux viennent de ce que nous agissons dans un sens opposé au courant de la vie divine ; si nous rentrons dans ce courant, la douleur disparaît avec les causes qui l’ont fait naître. Longtemps encore, l’humanité terrestre, ignorante des lois supérieures, inconsciente du devenir et du devoir, aura besoin de la douleur, pour la stimuler dans sa voie, pour transformer ce qui prédomine en elle, les instincts primitifs et grossiers, en sentiments purs et généreux.
Longtemps l’homme devra passer par l’initiation amère pour arriver à la connaissance de lui-même et de son but. Il ne songe présentement qu’à appliquer ses facultés et son énergie à combattre la souffrance sur le plan physique, à augmenter le bien-être et la richesse, à rendre plus agréables les conditions de la vie matérielle. Mais ce sera en vain. Les souffrances pourront varier, se déplacer, changer d’aspect, la douleur n’en persistera pas moins, tant que l’égoïsme et l’intérêt régiront les sociétés terrestres, tant que la pensée se détournera des choses profondes, tant que la fleur de l’âme ne sera pas épanouie.
Toutes les doctrines économiques et sociales seront impuissantes à réformer le monde, à pallier les maux de l’Humanité, parce que leur base est trop étroite et qu’elles placent dans l’unique vie présente la raison d’être, le but de cette vie et de tous nos efforts. Pour éteindre le mal social, il faut élever l’âme humaine à la conscience de son rôle, lui faire comprendre que son sort dépend d’elle seule, et que sa félicité sera toujours proportionnelle à l’étendue de ses triomphes sur elle-même et de son dévouement pour les autres.
Alors la question sociale sera résolue par la substitution de l’altruisme au personnalisme exclusif et étroit. Les hommes se sentiront frères, frères et égaux devant la loi divine qui répartit à chacun les biens et les maux nécessaires à son évolution, les moyens de se vaincre et de hâter son ascension. Dès ce jour, seulement, la douleur verra diminuer son empire. Fruit de l’ignorance et de l’infériorité, fruit de la haine, de l’envie, de l’égoïsme, de toutes les passions animales qui s’agitent encore au fond de l’être humain, elle s’évanouira avec les causes qui la produisent, grâce à une éducation plus haute, à la réalisation en nous de la beauté morale, de la justice et de l’amour.
Le mal moral est dans l’âme seule, dans ses dissonances avec l’harmonie divine. Mais, à mesure qu’elle monte vers une clarté plus vive, vers une vérité plus large, vers une sagesse plus parfaite, les causes de souffrances s’atténuent, en même temps que se dissipent ses vaines ambitions, ses désirs matériels. Et d’étapes en étapes, de vies en vies, elle pénètre dans la grande lumière et la grande paix, où le mal est inconnu, où le bien, seul, règne ! * * * Bien souvent, j’ai entendu dire par certaines personnes dont l’existence fut pénible et semée d’épreuves : «Je ne voudrais pas renaître en une vie nouvelle ; je ne veux pas revenir sur la terre.»
Quand on a beaucoup souffert, que l’on a été violemment secoué par les orages de ce monde, il est très légitime d’aspirer au repos. Je comprends qu’une âme accablée recule à la pensée de recommencer cette bataille de la vie, où elle a revu des blessures qui saignent encore. Mais la loi est inexorable. Pour monter plus haut dans la hiérarchie des mondes, il faut avoir laissé ici-bas tout l’encombrant bagage des goûts, des appétits qui nous attache à la terre. Ces liens, nous les emportons trop souvent avec nous dans l’Au-delà et ce sont eux qui nous retiennent dans les basses régions.
Parfois, nous nous croyons capables et dignes de gagner les altitudes et, à notre insu, mille chaînes nous rivent encore à cette planète inférieure. Nous ne comprenons ni l’amour dans sa sublime essence, ni le sacrifice tel qu’on le pratique dans ces humanités épurées où l’on ne vit plus pour soi ou pour quelques-uns, mais pour tous. Or, ceux qui sont mûrs pour une telle vie peuvent seuls la posséder. Pour s’en rendre dignes, il faudra donc redescendre encore dans le creuset, dans la fournaise où fondront comme cire les duretés de notre cœur Et lorsque les scories de notre âme auront été rejetées, éliminées, quand notre essence sera devenue exempte d’alliage, alors Dieu nous appellera à une vie plus haute, à une tâche plus belle.
Par-dessus tout, il faut mesurer à leur juste valeur les soucis, les tristesses de ce monde. Pour nous, ce sont choses bien cruelles ; mais comme tout cela se rapetisse et s’efface si on le considère à distance, si l’esprit, s’élevant au-dessus des détails de l’existence, embrasse d’un large regard les perspectives de sa destinée. Celui-là seul saura peser, mesurer ces choses, dont la pensée sonde sans trouble les deux océans de l’espace et du temps : l’immensité et l’éternité ! O vous tous qui vous plaignez amèrement des déceptions, des petites misères, des tribulations dont toute existence est semée et qui vous sentez envahis par la lassitude et le découragement, si vous voulez retrouver la résolution, le courage perdus, si vous voulez apprendre à braver allègrement la mauvaise fortune, à supporter, résignés, le sort qui vous échoit, jetez un regard attentif autour de vous.
Considérez les douleurs trop ignorées des petits, des déshérités, les souffrances de milliers d’êtres qui sont hommes comme vous ; considérez ces afflictions sans nombre : aveugles privés du rayon qui guide et réjouit, paralytiques, impotents, corps que l’existence a tordus, ankylosés, brisés, qui pâtissent de maux héréditaires ! Et ceux qui manquent du nécessaire, sur qui l’hiver souffle, glacial ! Songez à toutes ces vies mornes, obscures, souffreteuses ; comparez vos maux trop souvent imaginaires aux tortures de vos frères de douleurs, et vous vous estimerez moins malheureux ; vous reprendrez patience et courage et, de votre cœur, descendra sur la foule des humains, sur tous ces pèlerins de la vie qui se traînent accablés sur le chemin aride, le sentiment d’une pitié sans bornes et d’un immense amour !
C’est surtout devant la souffrance que se montre la nécessité, l’efficacité d’une croyance robuste, puissamment assise à la fois sur la raison, le sentiment et les faits, et qui explique l’énigme de la vie, le problème de la douleur. Quelles consolations le matérialisme et l’athéisme peuvent-ils offrir à l’homme atteint d’un mal incurable ?
Que diront-ils pour calmer les désespoirs, préparer l’âme de celui qui va mourir ? Quel langage tiendront-ils au père, à la mère agenouillés devant le berceau d’un enfant mort, à tous ceux qui voient descendre sous la terre les cercueils des êtres chéris ? Ici se montrent toute la pauvreté, toute l’insuffisance des doctrines du néant. La douleur n’est pas seulement le critérium par excellence de la vie, le juge qui pèse les caractères, les consciences et mesure la véritable grandeur de l’homme.
Elle est aussi un procédé infaillible pour reconnaître la valeur des théories philosophiques et des doctrines religieuses. La meilleure sera évidemment celle qui nous réconforte, celle qui dit pourquoi les larmes sont le lot de l’humanité et fournit les moyens de les étancher. Par la douleur, on découvre plus sûrement le foyer d’où émane le plus beau, le plus doux rayon de la vérité, celui qui ne s’éteint pas.
Si l’univers n’est qu’un champ clos ouvert aux forces capricieuses et aveugles de la nature, une odieuse fatalité qui nous broie ; s’il n’y a en lui ni conscience, ni justice, ni bonté, alors la douleur n’a pas de sens, pas d’utilité ; elle ne comporte pas de consolations. Il n’y a plus qu’à imposer silence à notre cœur brisé, car il serait puéril et vain d’importuner les hommes et le ciel de nos plaintes !
Bibliographie
* Cet article en plusieurs épisodes fut construit à partir des extraits de l’œuvre de Léon Denis « Le Problème de l’Être et de la Destinée », dans son chapitre – « La douleur ».