De l’existence de la douleur et pourquoi – III.

La Douleur.

 

Maxime sublime, qui contient le principe de tout perfectionnement intime. Notre âme est notre œuvre, en effet, œuvre capitale et féconde, qui dépasse en grandeur toutes les manifestations partielles de l’art, de la science, du génie.

Toutefois, les difficultés de l’exécution sont en rapport avec la splendeur du but. Et devant cette pénible tâche de la réforme intérieure, du combat incessant livré à la passion, à la matière, combien de fois l’artisan ne se décourage-t-il pas ? Combien de fois n’abandonne-t-il pas le ciseau ? C’est alors que Dieu lui envoie une aide, la douleur ! Elle fouille hardiment dans ces profondeurs de la conscience que l’ouvrier hésitant et malhabile ne pouvait ou ne savait atteindre ; elle en creuse les replis, en modèle les contours ; elle élimine ou détruit ce qui était inutile ou mauvais.

Et du marbre froid, sans forme, sans beauté, de la statue laide et grossière que nos mains avaient à peine ébauchée, elle fera surgir, avec le temps, la statue vivante, le chef d’œuvre incomparable, les formes harmoniques et suaves de la divine Psyché ! * * * La douleur ne frappe donc pas seulement les coupables. Sur notre monde, l’honnête homme souffre autant que le méchant. Et cela s’explique. D’abord, l’âme vertueuse étant plus évoluée, est plus sensible.

De plus, elle aime souvent et recherche la douleur, en connaissant tout le prix. Il en est encore, parmi ces âmes, qui ne viennent pas pour autre chose, ici-bas, que pour donner à tous l’exemple de la grandeur dans la souffrance. Ce sont des missionnaires, elles aussi, et leur mission n’est pas moins belle et touchante que celle des grands révélateurs. On les rencontre dans tous les temps et elles occupent tous les plans de la vie. Elles sont debout sur les sommets resplendissants de l’Histoire et on les retrouve, humbles et cachées, parmi les foules.

Nous admirons le Christ, Socrate, Antigone, Jeanne d’Arc ; mais combien de victimes obscures du devoir ou de l’amour tombent chaque jour, sur lesquelles se font le silence et l’oubli. Leurs exemples ne sont pourtant pas perdus : ils illuminent toute la vie des quelques hommes qui en sont témoins. Pour être pleine et féconde, il n’est pas indispensable qu’une vie soit parsemée de ces grands actes de sacrifice ni couronnée par une mort qui la sacre aux yeux de tous. Telle existence morne et triste, en apparence, incolore et effacée, n’est au fond qu’un effort continuel, une lutte de tous les instants contre le malheur et la souffrance.

Nous ne sommes pas juges de tout ce qui se passe dans le secret des âmes ; beaucoup, par pudeur, cachent des plaies douloureuses, des maux cruels, qui les rendraient aussi intéressantes à nos yeux que les martyrs les plus célèbres. Par le combat incessant qu’elles poursuivent contre la destinée, elles sont grandes et héroïques aussi, ces âmes ! Leurs triomphes restent ignorés, mais tous les trésors d’énergie, de passion généreuse, de patience ou d’amour qu’elles ont accumulés dans cet effort de chaque jour leur constitueront un capital de force, de beauté morale, qui peut les rendre, dans l’Au-delà, les égales des plus nobles figures de l’Histoire.

Dans l’atelier auguste où se forgent les âmes, le génie et la gloire ne suffisent pas à les faire vraiment belles. Toujours, pour leur donner le dernier trait sublime, il a fallu la douleur. Si certaines existences obscures sont devenues aussi saintes et aussi sacrées que des dévouements célèbres, c’est que chez elles la souffrance fut continue. Ce n’est pas seulement une fois, dans telle circonstance ou à l’heure de la mort, que la douleur les a élevées au-dessus d’elles-mêmes et proposées à l’admiration des siècles ; c’est parce que toute leur vie fut une immolation constante.

Et cette œuvre d’épuration lente, ce long défilé des heures douloureuses, cet affinage mystérieux des êtres qui se préparent ainsi aux ultimes ascensions, force l’admiration des Esprits eux-mêmes. C’est ce spectacle touchant qui leur inspire la volonté de renaître parmi nous, afin de souffrir et de mourir encore pour tout ce qui est grand, pour tout ce qu’ils aiment, et, par ce nouveau sacrifice, rendre plus vif leur propre éclat.

Après ces considérations d’ordre général, reprenons la question dans ses éléments primaires. La douleur physique est, le plus souvent, un avertissement de la nature, qui cherche à nous préserver des excès. Sans elle, nous abuserions de nos organes au point de les détruire avant l’heure. Lorsqu’un mal dangereux se glisse en nous, qu’adviendrait-il si nous n’en ressentions pas aussitôt les effets désagréables ?

Il gagnerait de proche en proche, nous envahirait et tarirait en nous les sources de la vie. Et même lorsque, persistant à méconnaître les avis répétés de la nature, nous laissons la maladie se développer en nous, celle-ci peut être encore un bienfait si, causée par nos abus et nos vices, elle nous apprend à les détester et à nous en corriger. Il faut souffrir pour se connaître et pour bien connaître la vie. Epictète, que nous aimons à citer, disait encore : «C’est un faux langage de prétendre que la santé est un bien, la maladie un mal. User bien de la santé est un bien ; en user mal est un mal. User bien de la maladie, c’est un bien ; en user mal est un mal. On tire le bien de tout, et de la mort même.»

Aux âmes faibles, la maladie vient apprendre la patience, la sagesse, le gouvernement de soi-même. Aux âmes fortes, elle peut offrir des compensations d’idéal, en laissant à l’esprit le libre essor de ses aspirations, au point d’oublier les souffrances physiques. L’action de la douleur n’est pas moins efficace pour les collectivités que pour les individus. N’est-ce pas grâce à elle que se sont constitués les premiers groupements humains ? N’est-ce pas la menace des fauves, de la faim, des fléaux qui contraignent l’homme à rechercher son semblable pour s’associer à lui ? Et de leur vie commune, de leurs communes souffrances, de leur intelligence et de leur labeur est sortie toute la civilisation, avec ses arts, ses sciences, son industrie !

La douleur physique, pourrait-on dire encore, résulte de la disproportion entre notre faiblesse corporelle et l’ensemble des forces qui nous entourent, forces colossales et fécondes qui sont autant de manifestations de la vie universelle. Nous ne pouvons-nous en assimiler qu’une infime partie ; mais en agissant sur nous, elles travaillent à accroître, à élargir sans cesse la sphère de notre activité et la gamme de nos sensations. Leur action sur le corps organique se répercute sur la forme fluidique ; elle contribue à l’enrichir, à la dilater, à la rendre plus impressionnable, en un mot apte à des perfectionnements nouveaux.

La souffrance, par son action chimique, a toujours un résultat utile, mais ce résultat varie à l’infini suivant les individus et leur état d’avancement. En affinant notre enveloppe matérielle, elle donne plus de force à l’être intérieur, plus de facilité à se détacher des choses terrestres. Chez d’autres, plus évolués, elle agira dans le sens moral. La douleur est comme une aile prêtée à l’âme asservie à la chair, pour l’aider à s’en dégager et à s’élever plus haut.

Le premier mouvement de l’homme malheureux est de se révolter sous les coups du sort. Mais, plus tard, quand l’esprit a gravi les pentes et qu’il contemple l’âpre chemin parcouru, le défilé mouvant de ses existences, c’est avec un attendrissement joyeux qu’il se souvient des épreuves, des tribulations à l’aide desquelles il a pu gagner le faîte. Si, aux heures d’épreuves, nous savions observer le travail intérieur, l’action mystérieuse de la douleur en nous, en notre moi, en notre conscience, nous comprendrions mieux son œuvre sublime d’éducation et de perfectionnement.

Nous verrions qu’elle frappe toujours à l’endroit sensible. La main qui dirige le ciseau est celle d’un artiste incomparable ; elle ne se lasse pas d’agir jusqu’à ce que les angles de notre caractère soient arrondis, polis, usés. Pour cela, elle reviendra à la charge aussi longtemps qu’il sera nécessaire.

Et sous les coups de marteau répétés, il faudra bien que la morgue, la personnalité excessive tombent chez celui-ci ; il faudra que la mollesse, l’apathie, l’indifférence disparaissent chez tel autre ; la dureté, la colère, la fureur chez un troisième.

Pour tous, elle aura des procédés différents, variés à l’infini suivant les individus, mais chez tous, elle agira avec efficacité, de façon à faire naître ou à développer la sensibilité la délicatesse, la bonté, la tendresse, à faire sortir des déchirements et des larmes quelque qualité inconnue qui dormait silencieuse au fond de l’être, ou bien telle noblesse nouvelle, parure de l’âme, acquise pour jamais. Et plus celle-ci monte, grandit, se fait belle, plus la douleur se spiritualise et devient subtile.

Aux méchants il faut des épreuves nombreuses, comme sur l’arbre il faut beaucoup de fleurs pour produire quelques fruits. Mais plus l’être humain se perfectionne, plus les fruits de la douleur deviennent admirables en lui. Aux âmes frustes, mal dégrossies, incombent les souffrances physiques, les douleurs violentes ; aux égoïstes, aux avares écheront les pertes de fortune, les noires inquiétudes, les tourments de l’esprit. Puis aux êtres délicats, aux mères, aux amantes, aux épouses, les tortures cachées, les blessures du cœur.

Aux nobles penseurs, aux inspirés, la douleur subtile et profonde qui fait jaillir le cri sublime, l’éclair du génie ! Oui, derrière la douleur, il y a quelqu’un d’invisible qui conduit son action et la règle suivant les besoins de chacun, avec un art, une sagesse infinis, travaillant ainsi à augmenter notre beauté intérieure, jamais achevée, toujours poursuivie, de lumière en lumière, de vertu en vertu, jusqu’à ce que nous soyons devenus des esprits célestes.

Si étonnant que cela puisse paraître à première vue, la douleur n’est qu’un moyen de la Puissance infinie pour nous attirer à elle et, en même temps, nous faire accéder plus rapidement au bonheur spirituel, le seul durable. C’est donc bien par amour pour nous que Dieu nous envoie la souffrance. Il nous frappe, il nous corrige comme la mère corrige son enfant pour le redresser et le rendre meilleur. Il travaille sans cesse à assouplir, à purifier, à embellir nos âmes, parce qu’elles ne peuvent être vraiment et complètement heureuses que dans la mesure de leurs perfections.

Et pour cela, sur cette terre d’apprentissage, Dieu a mis, à côté de joies rares et fugitives, des douleurs fréquentes et prolongées, afin de nous faire sentir que notre monde est un lieu de passage et non un but. Jouissances et souffrances, plaisirs et douleurs, Dieu a réparti ces choses dans l’existence comme un grand artiste qui, sur sa toile, a uni les ombres et les clartés pour produire un chef-d’œuvre.

La souffrance chez les animaux est déjà un travail d’évolution pour le principe de vie qui est en eux ; ils acquièrent par-là les premiers rudiments de la conscience. Et il en est de même de l’être humain dans ses réincarnations successives. Si, dès ses premières étapes terrestres, l’âme vivait exempte de maux, elle resterait inerte, passive, ignorante des choses profondes et des forces morales qui gisent en elle. Notre but est en avant ; notre destinée est de marcher vers ce but, sans nous attarder en chemin.

Or, les bonheurs de ce monde nous immobilisent ; on s’y attarde ; on s’y oublie. Mais quand nous nous attardons outre mesure, la douleur vient qui nous pousse en avant. Dès que s’ouvre pour nous une source de plaisirs, par exemple dans la jeunesse, l’amour, le mariage, et que nous nous oublions dans l’enchantement des heures bénies, il est bien rare que, peu après, une circonstance imprévue ne survienne, et l’aiguillon se fait sentir. A mesure que nous avançons dans la vie, les joies diminuent et les douleurs augmentent. Le corps devient plus pesant, le fardeau des ans plus lourd. Presque toujours, l’existence commence dans le bonheur et finit dans la tristesse.

 


 

Bibliographie

 

* Cet article en plusieurs épisodes fut construit à partir des extraits de l’œuvre de Léon Denis « Le Problème de l’Être et de la Destinée », dans son chapitre – « La douleur ».