Léon Denis – Sa vie, son œuvre – III.

Que les protestants genevois aient été quelque peu effarés de l’audace d’une semblable thèse, il n’y a pas à s’en étonner. Le Spiritisme bouscule tellement les idées acquises, dans tous les domaines, qu’il est assez naturel de voir les assauts lui venir des points les plus opposés (1).

Remarquons toutefois que la presse réformée consentait à discuter ce qui n’avait provoqué, du côté catholique, que railleries et anathèmes. « La Semaine religieuse de Genève » organe du protestantisme évangélique, lui consacrait même, dans son numéro du 2 août, une critique magistrale. « Ce qui nous rassure un peu, écrivait l’auteur de l’article, Aloys Berthoud, c’est que le Christianisme en a vu bien d’autres. Et il comparait l’hérésie nouvelle à la Gnose « en déniant au Spiritisme l’avantage d’avoir la poésie grandiose de son ancêtre ».

C’était déplacer la question.

Il poursuivait : le Spiritisme, comme la gnose, se caractérise par « son inaptitude à saisir le problème religieux dans ses morales et mystiques profondeurs », son ignorance de ce qu’est le péché, sa répugnance pour la religion d’Israël, son incapacité à discerner le lien organique de l’Ancien et du Nouveau Testament, son inintelligence de l’œuvre accomplie par Jésus-Christ, son exégèse éminemment fantaisiste. »

Nous avons retrouvé depuis, à quelques variantes près, ces arguments sous la plume d’un censeur catholique. Inaptitude à saisir le problème religieux dans son étendue, inintelligence de l’œuvre accomplie par Jésus-Christ sont des mots bien sévères, — mais les théologiens sont ainsi faits.

Quant aux accusations d’exégèse fantaisiste, il était assez imprudent d’aborder un tel sujet puisque l’auteur du livre incriminé puisait à des sources faisant prime dans le monde protestant. En exposant sa thèse, ici comme ailleurs,

Léon Denis n’obéissait à aucun calcul. Il continuait de servir l’idée qu’il croyait vraie. La mauvaise humeur du critique se faisait jour tout au long de l’article, mais il faut reconnaître que sa conclusion ne manquait ni d’originalité ni de netteté. « Il n’y a au fond, écrivait-il, que deux religions en ce monde : celle du Christ et des apôtres et celle de l’homme naturel. D’un côté, celle qui, venant de Dieu, proclame l’impuissance du pécheur à se sauver lui-même, et lui offre un salut gratuit qui, par un seul acte de régénération, peut le faire passer de la mort à la vie, de l’Enfer au Paradis, comme le brigand sur la croix ou comme Saül devenu Saint-Paul. De l’autre côté, les religions de l’homme naturel qui prétend mériter le salut par ses œuvres et gagner le ciel par ses propres efforts ».

Léon Denis avait choisi le second côté – celui de l’homme naturel – fort d’un robuste bon sens sur lequel venaient se buter les subtilités théologiques, ne pouvant admettre que la souveraine Justice refusât la vie bienheureuse à l’homme sanctifié par son effort continu vers la sagesse, pour en ouvrir l’accès au pécheur par un sacrement unique. Du côté catholique, on s’était pareillement mépris sur ses intentions de l’auteur. Pourtant il avait expressément déclaré, dès l’introduction:

« Ce n’est pas un sentiment d’hostilité ou de malveillance qui a dicté ces pages. De la malveillance, nous n’en avons pour aucune idée, pour aucune personne. Quelles que soient les erreurs ou les fautes de ceux qui se recommandent du nom de Jésus et de sa doctrine, ils ne peuvent diminuer le profond respect et la sincère admiration que nous avons pour la pensée du Christ. »

Sans doute, il faisait entendre des paroles sévères au clergé et ne cachait pas son sentiment en matière de dogmes. L’église catholique, apostolique et romaine, pour assurer sa puissance spirituelle et temporelle s’est fait, au long des siècles, une cuirasse qu’elle porte désormais rivée à ses flancs. L’avenir dira si c’est là l’instrument de sa grandeur ou de sa chute. La doctrine de Jésus, telle qu’elle se trouve exprimée dans les Evangiles et les Epîtres, est une doctrine de liberté. L’Eglise a cru devoir se dresser avec intransigeance contre le rationalisme moderne.

« Le droit de penser, dit Léon Denis, n’est-il pas ce qu’il y a de plus noble dans l’homme. Sans doute, la raison, chez beaucoup d’êtres, est peu sûre et demande des règles tutélaires. Mais relative et faillible par elle-même, la raison humaine se rectifie et se complète, remontant vers sa source divine, en communion avec cette Raison absolue qui se connaît, se réfléchit, se possède et qui est Dieu. » Il faut faire confiance à l’humanité.

L’Eglise a cru devoir condamner en bloc le Spiritisme alors qu’il eût été sage d’en empêcher les abus. D’ailleurs, les manifestations occultes l’ont constamment débordée. C’était là son domaine propre ; elle ne l’a jamais compris. L’Inquisition, malgré les plus effroyables tortures, n’a pu on tarir les sources, et voilà qu’aujourd’hui le flot l’assiège de toutes parts. A qui la faute ?

« Les dignitaires de l’Eglise, qui du haut de la chaire, ont fulminé contre les pratiques spirites se sont égarés. Ils n’ont pas su comprendre que les manifestations des âmes sont une des bases du Christianisme, que le mouvement spirite, à vingt siècles de distance, est la reproduction du mouvement chrétien à son origine. Ils n’ont pas su se rappeler à temps, que nier la communication avec les morts ou bien l’attribuer l’intervention des démons, c’est se mettre en contradiction avec les pères de l’Eglise et avec tes apôtres eux-mêmes. »

Est-ce à dire que Léon Denis n’ait pas su reconnaître les exceptionnels mérites de l’Eglise catholique, institutrice de l’Occident ? « Malgré ses taches et ses ombres, elle est grande et belle l’Histoire de l’Eglise avec sa longue suite de saints, de docteurs et de martyrs. Elle fut, aux temps barbares, l’asile de la pensée et des arts et, pendant des siècles l’éducatrice du monde. Encore aujourd’hui, ses institutions de bienfaisance couvrent la terre. »

Non, ce ne sont point-là paroles d’adversaire buté.

Il écrira plus tard, et ce seront ses lignes ultimes:

« Le Christianisme porte en lui des éléments de progrès, des germes de vie sociale et de moralité qui, en se développant, peuvent produire de grandes choses. Soyons donc chrétiens, mais en nous élevant au-dessus des confessions diverses, jusqu’à la source pure d’où l’Evangile est sorti. Le Christ ne peut être ni jésuite, ni janséniste, ni huguenot ; ses bras sont largement ouverts à toute l’humanité. »

Si de telles paroles ne peuvent satisfaire, dans son ensemble, le clergé catholique ou protestant, elles sont susceptibles, croyons-nous, de rallier un grand nombre de chrétiens.

« Cet ouvrage, lisait-on dans la Fronde, qui en faisait l’analyse, est un de ceux qui donnent à l’esprit la nourriture réconfortante et saine, et qui l’élèvent jusqu’à la foi véritable, celle qui n’est pas l’ennemie de la raison, mais son guide. C’est le sillage éclatant que laissent après eux, sous forme de doctrine, tous les grands esprits philosophes ».

 

La Revue de la France moderne écrivait de son côté :

« Tous les problèmes philosophiques et sociaux de notre époque sont passés en revue dans ce livre, écrit en un style limpide et imagé, par un penseur animé d’un vif désir de conciliation, avide d’une synthèse qui satisfasse toutes les consciences fortes, tous les cœurs épris d’idéal, toutes les âmes vraiment religieuses. Cette synthèse, l’auteur la trouve dans cet enseignement supérieur et universel, jusqu’ici partage exclusif de quelques sages, et qui, proclamé de nos jours sur tous les points de la terre par les voix d’outre-tombe, va devenir l’héritage intellectuel et moral de l’humanité ».

Enfin le Réformateur ne se montrait pas moins favorable.

« Nous ne saurions donner au lecteur une idée, même affaiblie, de cet ouvrage extraordinaire, de la vigueur et de l’éloquence de ces pages où l’auteur a su déployer toute la lucidité de son âme de philosophe, de penseur et d’artiste. On y trouvera en même temps qu’une méthode d’analyse sachant utiliser toutes les ressources d’une raison éclairée, un fonds solide de science persuasive, qui donne à tout ce que la doctrine spiritualiste renferme de beau et de consolant, un relief clair et net qui subjugue et élève l’esprit. »

Ce second ouvrage avait nécessité de nombreuses recherches, une documentation abondante, un travail soutenu, mais encore une fois, le succès venait récompenser l’écrivain de ses peines et l’engager à persévérer dans cette voie plus fructueuse encore que la propagande orale.

 

Le Congrès de 1900.

 

Le double succès de ses premiers livres désignait Léon Denis à l’attention du monde spirite. Quand le Congrès international de 1900 s’ouvrit, le 16 septembre, à Paris, c’est aux applaudissements unanimes de l’Assemblée, que sur la proposition de M. Laurent de Faget, il en fut nommé président effectif. Il était assisté de M. H. Durville pour la section magnétisme, et de M. Gillard, pour la théosophie. Le Dr Encausse (Papus) avait été maintenu dans les fonctions de secrétaire général où il avait particulièrement brillé en 1889. Victorien Sardou, Russel Wallace et Aksakoff participaient à ces deuxièmes assises spiritualistes, chacun au titre de président d’honneur.

Papus, en remerciant l’assemblée, soulignait le choix heureux qu’elle venait de faire en la personne de son président, dont la maîtrise d’écrivain se doublait d’un magnifique talent oratoire. Léon Denis, en effet, devait conduire les débats, parfois heurtés, de ce nouveau congrès, avec une virtuosité, une autorité non moins grandes que celles dont il avait précédemment fait preuve. Dès la séance d’ouverture, il exprimait sans ambages, sa confiance dans les destinées du moderne spiritualisme au sein duquel s’affrontaient des thèses, non pas opposées, mais de tendances différentes.

« Laissez-moi vous dire que je suis d’autant plus à mon aise pour parler au nom de nos écoles réunies que j’ai toujours considéré ces écoles comme formant un ensemble, un tout… Le but en vue duquel nous devons coordonner nos volontés et nos efforts, vers lequel nous devons marcher en nous appuyant les uns sur les autres, c’est la conquête de meilleures destinées pour l’âme humaine, c’est la conquête d’un meilleur avenir spirituel pour l’humanité (2). »

Le même jour, dès la deuxième séance, parlant au nom de l’école spirite, il donnait les précisions attendues sur le rôle que celle-ci devait tenir dans la lutte d’idées qui était désormais ouverte.
Ce caractère particulier du Spiritisme, quel est-il ?

« Le voici ! A tous les arguments, à tous les moyens d’attaque qui nous servent contre notre adversaire commun, le Spiritisme vient ajouter la puissance des faits. A tous les arguments de la dialectique, le Spiritisme vient ajouter un faisceau de preuves, qui va sans cesse grossissant, se fortifiant, et qui acquiert une puissance irrésistible, une puissance devant laquelle les forteresses de la science elles-mêmes se lézardent et laissent s’ouvrir des fissures. Et par ces fissures, l’idée de la survivance s’infiltre peu à peu dans les milieux les plus réfractaires. 

C’est ce que nous avons vu récemment au Congrès officiel de psychologie. Malgré l’hostilité des organisateurs, l’abondance des témoignages a été telle qu’un membre du bureau n’a pu retenir cet aveu : Le Spiritisme a tout envahi ! 

C’est qu’aujourd’hui, frères et sœurs, ce n’est plus seulement des rangs des humbles, des obscurs chercheurs que s’élèvent les affirmations, les témoignages ; c’est du sein des corps savants, c’est des milieux universitaires. Ce sont de doctes membres des facultés, ce sont des hommes occupant de hautes situations dans le monde scientifique, politique, administratif qui viennent attester la réalité des communications avec l’au-delà. »

Il dégageait ensuite les points essentiels de la question avec sa logique et sa netteté coutumières.

Quelle sera l’action du Spiritisme dans le domaine de la pensée ?

« 1° Le Spiritisme doit contribuer puissamment à transformer la science, parce que, malgré ses conquêtes, la science se trouve arrêtée comme dans une impasse ; la science ne peut plus avancer sans aborder l’étude du monde invisible ; la science ne peut rien expliquer sans faire appel aux causes occultes, sans mettre à côté et au-dessus du monde changeant de la matière, le monde impérissable de l’esprit. 

2° De même que le Spiritisme aidera à transformer la science, il amènera forcément une transformation des religions. 

Il les forcera à sortir de leur immobilité, de leur léthargie, à s’infuser un sang nouveau. Le spiritualisme moderne forcera les religions à évoluer, à marcher avec l’esprit humain, à s’élever vers une compréhension plus haute de l’Etre infini éternel et de son œuvre. 
Et il en sera de même de l’enseignement. 

3° De même que le spiritualisme moderne transformera l’enseignement, il peut influer puissamment sur l’économie sociale et la vie publique parce que sa conception de l’existence et de la destinée vient faciliter le développement de toutes les œuvres de collectivité et de solidarité. »

Ces emprunts que nous avons faits aussi larges que possible situent déjà admirablement la question ; les idées qu’ils contiennent n’ont pas vieilli.

Le 21, à la séance du soir, l’abbé Nicole, ancien élève des Jésuites, demandait la parole pour s’expliquer sur la question des dogmes catholiques. Cet ecclésiastique devait faire plus loin, avec une louable franchise, une déclaration courageuse et inattendue.

« Croyez bien, Messieurs, que parmi les quarante mille prêtres qu’il y a en France, beaucoup pensent comme nous ».  Il n’est pas inutile, en passant, de souligner un tel aveu.

S’appuyant sur la thèse thomiste du mérite et du démérite, l’abbé Nicole défendait les dogmes, jalons nécessaires sur la voie du salut pour les âmes et les intelligences faibles, pour les jeunes gens à qui manque l’expérience de la vie. Et il affirmait que le dogme n’empêchera jamais la marche de la vérité puisqu’il est lui-même une vérité « qui se croit ». Il exprimait à ce sujet des vues intéressantes.

« Nous avons, disait-il, des créations, des élémentales qui sont bonnes ou mauvaises. Il est absolument impossible, dans ces conditions, que l’homme qui a ces créations mauvaises puisse se relever par ses propres actes, par ses moyens personnels s’il n’a la foi, s’il n’a le secours de Dieu ».

Léon Denis lui faisait cette réponse dans laquelle éclate toute sa bonne foi, dans laquelle perce son souci de conciliation constamment méconnu d’ailleurs par le clergé catholique.

« Je tiens essentiellement à dire quelques paroles pour dissiper tout équivoque : je dis que le Spiritisme n’est pas l’ennemi des religions, bien qu’il ait été persécuté par elles. Pour les esprits éclairés comme M. l’abbé Nicole, le Spiritisme doit être un secours qui vient vers les religions eu leur disant : L’immortalité de l’âme se prouve, non plus par des discours, mais par des faits. 

Le Spiritisme vient donner la main aux religions pour la lutte contre le matérialisme : il en résulte que nous devons suivre une voie parallèle. Je n’ai pas à examiner quelle a été dans le passé l’attitude de l’Eglise envers ces phénomènes ; ils ont été proscrits de tout temps, Pourquoi cette hostilité ? Pourquoi cet étouffement de toutes les manifestations ? 

Je n’ai pas à le rechercher. 

Quel a été le résultat de l’action de l’Eglise à travers les siècles ? Elle a été d’aider l’âme humaine à évoluer vers Dieu, Mais quel a été le résultat du dogmatisme ? Le scepticisme a envahi le monde. Aujourd’hui, il faut un autre idéal et cet idéal, c’est le Spiritisme qui l’apporte. 

L’âme est immortelle, les morts viennent nous l’affirmer et vous, de votre côté, nous du nôtre, nous devons répandre la bonne nouvelle, et tous ensemble, nous arracherons le monde au matérialisme. »

Léon Denis devait déployer, tout au long de ce congrès, les ressources variées de son éloquence, ses aptitudes étendues, son vaste savoir en matière de spiritualisme expérimental.

M. Firmin Nègre ayant fait, au cours des séances, d’intéressantes déclarations sur les facultés médiumniques communes à tous les hommes, le Maître de Tours avait apporté sur ce point une contribution des plus précieuses.

 
 


 

Bibliographie

 

(1) Gaston Luce dans son œuvre « Léon Denis – L’Apôtre du Spiritisme – Sa vie – Son œuvre. »

(2) La présente citation et les suivantes sont tirées du Compte rendu du Congrès spiritualiste international de 1900.